Extrait de Phèdre (Acte V, Scènes 1 à 5)
Racine, 1677
Acte V
Scène 1
HYPPOLYTE, ARICIE, ISMENEMusique : Chant par trois comédiens (Hyppolyte, Thésée, Panope) : Mozart, Requiem In D Minor, K 626 – Introitus : Requiem Aeternam (1ère minute de la musique).
Au bout de la 43ème seconde, Aricie entre. En colère. Fait de grands pas. Hyppolyte la suit, tête baissée vers le sol. Il évite son regard. Elle se tient toujours à côté de lui, mais Hyppolyte fait quelques pas pour s’en éloigner, elle revient près de lui, etc.
AricieQuoi ! vous pouvez vous taire en ce péril extrême ?
Vous laissez dans l’erreur d’un père qui vous aime ?
Cruel, si de mes pleur méprisant le pouvoir,
Vous consentez sans peine à ne me plus revoir,
Partez, séparez-vous de la triste Aricie ;
Mais du moins en partant assurez votre vie,
Défendez votre honneur d’un reproche honteux,
Et forcez votre père à révoquer ses vœux.
(Va en 1. Et semble s’adresser au ciel) Il en est temps encor. Pourquoi, par quel caprice,
Laissez-vous le champ libre à votre accusatrice ?
(suppliante et chuchotant presque) Eclaircissez Thésée.
HippolyteSaisit Aricie par le poigné, la fait pivoter face à lui, en bi-frontalité par rapport au public.
Hé ! que n’ai-je point dit !
(Légèrement violant) Ai-je dû mettre au jour l’opprobre de son lit ?
Devais-je, en lui faisant un récit trop sincère,
D’une indigne rougeur couvrir le front d’un père ?
(soupir)Vous seule avez percé ce mystère odieux.
(Aricie s’arrache de son emprise et fait quelques pas en arrière)Mon cœur pour s’épancher n’a que vous et les dieux.
Je n’ai pu vous cacher
(s’avance), jugez si je vous aime,
Tout ce que je voulais me cacher à moi-même.
Mais songer sous quel sceau je vous l’ai révélé.
Oubliez, s’il se peut, que je vous ai parlé,
Madame, et que jamais une bouche si pure
Ne s’ouvre pour conter cette horrible aventure.
(pause)Hyppolyte commence à se déplacer
(va derrière elle) Sur l’équité des dieux osons nous confier :
(s’arrête) Ils ont trop d’intérêt à me justifier ;
(se retourne) Et Phèdre, tôt ou tard de son crime punie,
(avance) N’en saurait éviter la juste ignominie.
(se place devant elle, mais assez loin) C’est l’unique respect que j’exige de vous.
Je permets tout le reste à mon libre courroux.
(s’approche avec énergie d’elle) Sortez de l’esclavage où vous êtes réduite ;
Osez me suivre, osez accompagner ma fuite ;
Arrachez-vous d’un lieu funeste et profané,
Où la vertu respire un ai empoisonné ;
(va derrière elle et lui saisit les épaules) Profitez, pour cacher votre prompte retraite,
De la confusion que ma disgrâce y jette.
(s’avance un peu, mais la tient toujours) Je vous puis de la fuite assurer les moyens :
Vous n’avez jusqu’ici de gardes que les miens ;
(la lâche, et va se placer devant elle, éloigné) De puissants défenseurs prendrons notre querelle ;
(fait un grand pas en avant. Montre de la main le public, gauche puis droit, à chaque ville qu’il nomme) Argos nous tend les bras, et Sparte nous appelle ;
( se rapproche d’elle) A nos amis communs portons nos justes cris,
Ne souffrons pas que Phèdre, assemblant nos débris,
Du trône paternel nous chasse l’un et l’autre,
(se retourne, air dégouté) Et promette à son fils ma dépouille et la vôtre.
(se retourne soudain, sûr de lui) L’occasion est belle, il la faut embrasser…
(Aricie baisse la tête)(s’avance vers elle, doux) Quelle peur vous retient ? Vous semblez balancer ?
Votre seul intérêt m’inspire cette audace.
Quand je suis tout de feu, d’où vous vient cette glace ?
Sur les pas d’un banni craignez-vous de marcher ?
Aricie(regard perdu) Hélas ! qu’un tel exil, Seigneur, me serait cher !
(s’en va en 1, ne fait pas fasse à Hyppolyte) Dans quels ravissements, à votre sort liée,
Du reste des mortels je vivrais oubliée !
(erre sur la scène, parle doucement, avec des blancs) Mais n’étant point unis par un lien si doux,
Me puis-je avec honneur dérober avec vous ?
Je sais que sans blesser l’honneur le plus sévère,
Je me puis affranchir des mains de votre père :
Ce n’est point m’arracher du sein de mes parents,
Et la fuite est permise à qui fuit ses tyrans.
( s’avance à nouveau face à Hyppolyte, qui n’a pas bougé) Mais vous m’aimez, Seigneur, et ma gloire alarmée…
Hyppolyte(pose une main sur le cou d’Aricie) Non, non, j’ai trop de soin de votre renommée.
Un plus noble dessein m’amène devant vous :
(enlève sa cape et la lui met) Fuyez vos ennemis, et suivez votre époux.
Libres dans nos malheurs, puisque le ciel l’ordonne,
Le don de notre foi ne dépend de personne.
(chuchotant presque) L’hymen n’est point toujours entouré de flambeaux.
(avec vitalité, pointe sa main vers 2, tout en s’y dirigeant) Aux portes de Trézène, et parmi ces es princes de ma race antiques sépultures,
Est un temps formidable aux parjures.
(regard perdu au loin, avance) C’est là que les mortels n’osent jurer en vain :
Le perfide y reçoit un châtiment soudain ;
Et craignant d’y trouver la mort inévitable,
(a dépassé Aricie, qui ne bouge pas) Le mensonge n’a point de frein plus redoutable.
(va devant Aricie avec vitalité, lui saisit la main et se met à genoux) Là, si vous m’en croyez, d’un amour éternel
Nous irons confirmer le serment solennel ;
Nous prendrons à témoin le dieu qu’on y révère ;
(se relève doucement) Nous le prierons tous deux de nous servir de père.
Des dieux les plus sacrés j’attesterai le nom ;
Et la chaste Diane, et l’auguste Junon,
Et tous les dieux enfin, témoins de mes tendresses,
Garantiront la foi de mes saintes promesses.
Long moment de silence. Doucement, Hyppolyte lève sa main libre vers la joue d’Aricie. Alors qu’il allait la toucher, elle pousse un cri et fait un bond en arrière. Hyppolyte, effrayé par sa réaction, la suit dans son mouvement.AricieLe roi vient. Fuyez, Prince, et partez promptement.
(Hyppolyte la regarde) Pour cacher mon départ je demeure un moment.
(Aricie le regarde, met une main sur son épaule, et le pousse en arrière vers 3) Allez, et laissez-moi quelque fidèle guide,
Qui conduise vers vous ma démarche timide.
Scène 2
THESEE, ARICIE, ISMENEThésée apparaît. Thésée regarde Aricie. Elle recule en 1, il avance au centre du T, jusqu’à obtenir un affrontement de face, très éloignés.Thésée(comme s’il s’adressait à toute une assemblée) Dieux ! éclairez mon trouble, et daignez à mes yeux
Montrer la vérité, que je cherche en ces lieux !
Aricie(ne quitte pas Thésée du regard, pose sa main sur l’épaule d’Ismène) Songe à tout, chère Ismène, et sois prête à la fuite.
Scène 3
THESEE, ARICIEThésée(avance en 1)Vous changez de couleur, et semblez interdite,
Madame. Que faisait Hyppolyte en ce lieu ?
Aricie(droite, hautaine et froide) Seigneur, il me disait un éternel adieu.
Thésée(avance, sarcastique) Vos yeux ont su dompter ce rebelle courage, (lui caresse la joue)
Et ses premiers soupirs sont votre heureux ouvrage.
AricieSeigneur, je ne vous puis nier la vérité :
De votre injuste haine il n’a pas hérité ;
Il ne me traitait point comme une criminelle.
Thésée(sourit, sarcastique) J’entends ; il vous jurait une amour éternelle.
Ne vous assurez point sur ce cœur inconstant,
(s’avance très près d’elle, comme pour lui susurrer à l’oreille) Car à d’autres que vous il en jurait autant.
AricieLui, Seigneur ?
Thésée(fort)Vous deviez le rendre moins volage :
Comment souffriez-vous cet horrible partage ?
Aricie(avec une rage contenue. Thésée perd son sourire) Et comment souffrez-vous que d’horribles discours
D’une si belle vie osent noircir le cours ?
Avez-vous de son cœur si peu de connaissance ?
Discernez-vous si mal le crime et l’innocence ? (
Thésée se retourne, et fait mine de s’en aller vers 2)Faut-il qu’à vos yeux seuls u nuage odieux
Dérobe sa vertu qui brille à tous les yeux ?
(rattrape Thésée et se fige devant lui) Ah ! c’est trop le livrer à des langues perfides.
Cessez ; repentez-vous de vos vœux homicides ;
(blanc, va derrière lui en 3)
(tenue droite, colérique) Craignez, Seigneur, craignez que le ciel rigoureux
Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vœux.
Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes,
Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.
Thésée(blanc. Toujours dos à Aricie) Non,
(un "non" prolongé qui montre qu´il n´y croit pas) vous voulez en vain couvrir son attentat ;
(en se retournant vers elle) Votre amour vous aveugle en faveur de l’ingrat.
(très près d’elle) Mais j’en crois des témoins certains, irréprochables :
(face au public) J’ai vu, j’ai vu couler des larmes véritables.
(à nouveau face à Aricie)Aricie(sarcastique) Prenez garde, Seigneur : vos invincibles mains
Ont de monstres sans nombre affranchi les humains,
Mais tout n’est pas détruit, et vous en laissez vivre
Un…
(contourne Thésée, afin qu’il soit à nouveau dos à elle) Votre fils
( Thésée se retourne d’un bond), Seigneur, me défend de poursuivre.
(Aricie marche à reculons. Le mot « silence » est prononcé hors espace scénique. Sort par 2)Instruite de respect qu’il veut vous conserver,
Je l’affligerais trop si j’osais achever.
J’imite sa pudeur, et fuis votre présence
Pour n’être pas forcée à rompre le silence.
Scène 4
THESEE, seul.Blanc. Thésée reste un instant le regard fixé vers 2.Quelle est donc sa pensée ? et que cache un discours
Commencé tant de fois, interrompu toujours ?
(se tourne vers le public) Veulent-ils m’éblouir par une feinte vaine ?
Sont-ils d’accord tous deux pour me mettre à la gêne ?
Mais moi-même, malgré ma sévère rigueur,
Quelle plaintive vois crie au fond de mon cœur ?
Une pitié secrète et m’afflige et m’étonne.
Une seconde fois interrogeons Oe none.
Je veux de tout le crime être mieux éclairci.
(crie vers 2) Gardes, qu’Oenone sorte, et vienne seule ici.
Scène 5
THESEE, PANOPEPanopeEntre. Fait une révérence. Puis, droite, elle annonce la nouvelle avec douceur et une once de douleur dans la voixJ’ignore le projet que la reine médite,
Seigneur, mais je crains tout du transport qui l’agite.
Un mortel désespoir sur son visage est peint,
La pâleur de la mort est déjà sur son teint.
Déjà, de sa présence, avec honte chassée,
Dans la profonde mer Oe none s’est lancée.
On ne sait point d’où part ce dessein furieux,
Et les flots pour jamais l’ont ravie à nos yeux.
Thésée(en un souffle court) Qu’entends-je ?
PanopeSon trépas n’a point calmé la reine :
Le trouble semble croître en son âme incertaine.
Quelquefois, pour flatter ses secrètes douleurs,
Elle prend ses enfants et les baigne de pleurs ;
Et soudain, renonçant à l’amour maternelle,
Sa main avec horreur les repousse loin d’elle.
Elle porte au hasard ses pas irrésolus ;
Son œil tout égaré ne nous reconnaît plus.
Elle a trois fois écrit, en changeant de pensée,
Trois fois elle a rompu sa lettre commencée.
Daignez la voir, Seigneur, daignez la secourir.
Thésée
(comme effrayé, surpris) Ô ciel ! Oe none est morte, et Phèdre veut mourir ?
Qu’on rappelle mon fils, qu’il vienne se défendre;
(Oenone sort)Qu’il vienne me parler, je suis prêt de l’entendre.
(face au public, gestes vers le Ciel, crie) Ne précipite point tes funestes bienfaits,
Neptune ; j’aime mieux n’être exaucé jamais.
J’ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles,
Et j’ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles.
Ah ! de quel désespoir mes vœux seraient suivis !
(sort, avec le dernier mot très accentué et crié) Le 7 juin 2011